Dans la société chinoise traditionnelle, chacun devait placer l'harmonie de la famille au-dessus de ses intérêts personnels. Cela valait notamment pour les enfants. Un vieux dicton exprimait bien l'idée de l'immaturité de la jeunesse : Qui n'a pas de barbe n'est pas fidèle à sa tâche.
On décourageait donc les jeunes de faire connaître leurs désirs immédiats comme leurs aspirations à long terme. En fait, les jeunes n'avaient voix au chapitre dans le choix ni de leurs amis, ni de leur métier, ni de leur conjoint. On attendait d'eux qu'ils honorent et illustrent leur famille, et ils subordonnaient à cette fin tout le temps que durait leur jeunesse.
Le passé est le passé. Aujourd'hui, les jeunes de Taiwan sont radicalement différents même de leurs aînés de quelques années seulement, à plus forte raison de leurs parents. La richesse économique, une meilleure connaissance du monde grâce aux media et davantage d'occasions de voyages ont introduit des changements flagrants dans l'environnement social de l'île. Ce qui a aussi contribué à la transformation des valeurs dans lesquelles se reconnaît aujourd'hui la jeunesse.
C'est dans le comportement et la mentalité des jeunes que les modifications de l'environnement social de Taiwan sont sans doute les plus évidentes. Les jeunes (c'est-à-dire ceux qui ont entre 15 et 24 ans) sont maintenant près de 3,4 millions, soit 17% de la population de l'Île. Les parents, les éducateurs, les sociologues ont pu observer des changements soudains dans cette génération. J'ai quelque chose à dire, un slogan publicitaire pour une marque de chewing-gum, est aussi devenu une phrase habituelle, et parfois une exigence, à la maison. Les jeunes ne veulent plus cacher leurs sentiments. Les vieilles formes de discipline familiale, autant que l'éducation traditionnelle, se trouvent aujourd'hui devant un défi sans précédent.
Les parents se demandent souvent : que faire dans de telles circonstances? Doivent-ils suivre la tendance moderne de l'éducation par l'amour, si fréquente en Occident, ou bien s'en tenir aux vieilles recettes chinoises habituelles de l'éducation par la réprimande et le bâton qu'ils ont connue?
« Je voudrais que mes enfants soient mes amis », dit Wang Chun-jen, élève d'une boîte à bachot après avoir manqué l'année dernière l'examen d'entrée à l'université. C'est l'un de ces nombreux jeunes qui aimeraient voir changer leurs rapports avec leurs parents.
Une enquête faite en 1988 dans les collèges, lycées et universités par M. Chung Shi-kai, professeur de psychologie à l'Université nationale Chengchi à Taipei, indiquait que plus de 2 500 sondés voulaient une famille harmonieuse, mais l'harmonie impliquait, pour eux, que leurs parents passent davantage de temps à les écouter. Il constatait enfin que les jeunes étaient devenus plus mûrs, plus raisonnables, plus conscients de l'importance de leur propre existence et mieux capable de parler des problèmes concernant leur bien-être, leurs intérêts ou leur avenir.
Mais en même temps, ces jeunes doivent faire face à des pressions et des défis inconnus auparavant. Le travail scolaire vient en tête de leurs difficultés immédiates. Ils sont hantés par le concours d'entrée à l'université. Cela les pousse à se polariser sur les matières d'examen et à négliger celles que les étudiants en Occident appeleraient facultatives et qui pourraient élargir leur horizon culturel. Souvent, les étudiants eux-mêmes se rendent compte que leur formation est trop étroite et se posent des questions sur leur adaptation future à la société.
Selon les statistiques officielles de 1987, quelque 42,3% des jeunes de Taiwan sont scolarisés, et 70,8% ont l'intention de poursuivre leurs études; près de 95% des étudiants espèrent avoir au moins une licence, 11,6% une maîtrise, et 11,3% ont l'intention de préparer un doctorat. Quant au reste qui ne va pas à l'école, 42,4% aident leur famille chez eux, 21,5% préparent l'examen d'entrée à l'université et 20,7% cherchent du travail ou préparent un examen de qualification professionnelle. Enfin, près de 14,7% des jeunes non scolarisés ont tout de même l'intention de poursuivre leurs études.
A cause des pressions qui accompagnent cette importance donnée à l'enseignement, les services sociaux cherchent surtout à donner des dérivatifs aux jeunes quand ceux-ci ont un peu de temps libre. Par exemple, Taipei n'a que huit centres de jeunes, destinés aux adolescents et grands adolescents, qu'ils aillent en classe ou non. L'un de ces centres a été installé il y a quatre ans dans le quartier Songchan [Sungshan].
« Nous travaillons maintenant pour environ deux mille jeunes. Notre but est d'aider les jeunes à s'entraider », explique M. Yen Tung-jung, directeur du centre de Sungshan, qui est situé au troisième étage d'un immeuble assez ancien. Malgré l'installation sommaire, lui et son équipe de six membres croient en leur mission. Selon ses observations, ce qui préoccupe le plus les jeunes actuellement, c'est d'abord leurs résultats scolaires (et la pression des parents qui s'ensuit), puis de se faire des amis, ainsi que de connaître les choses du sexe.
Aider les jeunes est devenu beaucoup plus compliqué, en partie à cause de l'internationalisation à travers les media. La radio, la télévision, le cinéma, les magazines ont régulièrement une part de publicités pour des produits étrangers beaucoup plus grande qu'il y a seulement cinq ans. Une connaissance nouvelle des tendances internationales, combinée avec l'explosion de richesse individuelle que connaît l'île, a donné naissance à une génération de consommateurs.
M. Chan Hung-chih, auteur de l'Index des tendances, écrit que les jeunes ont cessé de jouer le rôle de remorque derrière les parents ou l'école. Ils forment désormais un groupe indépendant. Leur identité ne saurait être mieux définie que par leur pouvoir d'achat. Les patrons des boutiques de mode, des restaurants, des cafétérias, des centres vidéo, des clubs disco et d'autres visent le marché des jeunes. On estime que l'année dernière les jeunes de Taiwan ont dépensé environ 1,9 milliard de dollars américains en vêtements, équipements sportifs, fast-foods et loisirs. Cette somme est probablement en hausse cette année, et les hommes d'affaires veulent leur part du gâteau.
Cette entrée dans la société de consommation n'a pas manqué d'attirer les critiques. Ainsi, la jeunesse actuelle ne serait que matérialiste et utilitariste. La vieille génération qui a connu la guerre, l'exil et l'extrême pauvreté se plaint de ce que les jeunes manquent des hautes aspirations qui étaient les leurs au même âge, la loyauté envers leur pays et leur peuple.
Une enquête menée il y a quelques années révélait que les jeunes non seulement se demandaient ce qu'ils pouvaient faire pour leur pays, mais aussi ce que le pays pouvait faire pour eux. M. Chan Hung-shih se fit l'avocat de la jeunesse contemporaine dans une récente interview. Il déclara qu'il n'était pas juste de faire ce genre de critique puisqu'ils prennent la génération précédente pour leur modèle.
C'est assez bien vu. Les jeunes sont environnés d'adultes qui font tout leur possible pour s'enrichir et acheter de grandes maisons et des voitures de luxe. L'ostentation est devenue la règle et non l'exception chez la génération aînée; la jeunesse ne peut qu'être influencée par cet exemple.
« Sous le masque, ils voient le vrai visage de leurs parents », dit encore M. Chan Hung-shih. Dans la société traditionnelle, les Chinois se sentaient embarrassés de montrer leur désir de devenir riches ou d'acquérir pouvoir et influence, même si ces sentiments étaient bien réels. Il est naturel que les jeunes aujourd'hui manifestent ce genre d'attitude puisque leurs parents ne s'en cachent plus.
M. Chan Hung-shih a beaucoup à dire à ce sujet : « Les jeunes aujourd'hui admirent les magnats qui se sont hissés par eux-mêmes, comme M. Wang Yung-ching, président de la Formosa Plastics Corporation ou le multimilliardaire japonais, M. Konosuke Matsushita. Mais ma génération et les générations antérieures vénéraient des héros abstraits ou des figures idéales, comme Yué Feï; de la dynastie Song, ou Kouan Yu, de l'époque des Trois Royaumes, qui est devenu le dieu de la guerre. »
Ces modèles, à l'évidence, n'apportent rien à la jeunesse d'aujourd'hui qui trouve naturel d'exprimer ses aspirations à la richesse et au statut social en puisant ses références dans le monde actuel.
Les autres valeurs ont changé aussi bien. Il y a plusieurs années, M. Chang Chun-hsing, professeur de l'Université nationale normale de Taiwan, a mené une enquête auprès de cent étudiants de son université et de l'Université nationale de Taiwan. Il a constaté que des changements significatifs prenaient place dans la mentalité des étudiants : la réalité était plus importante que l'idéal; lorsqu'ils seraient vieux, ils préféreraient vivre de leurs économies plutôt que du soutien de leurs enfants; le bonheur ne s'obtenait pas nécessairement d'un dur travail si bien qu'il était légitime de chercher le plaisir immédiat; apporter de nouvelles idées valait mieux que maintenir les succès des prédecesseurs; la volonté de l'homme surpasse celle du ciel; et ils étaient certains que le moderne était meilleur que le traditionnel.
Liée à ces changements est la tendance des jeunes de voir leurs aînés comme des conservateurs retardataires, bornés, à l'esprit sclérosé. De tels stéréotypes contribuent à creuser encore le fossé des générations qui est si caractéristique de la société taiwanaise contemporaine.
Et une autre mode des jeunes a accru l'inquiétude des parents. Les influences culturelles étrangères posent un défi aux valeurs chinoises traditionnelles. M. Yeh Chi-cheng, professeur de sociologie à l'Université nationale de Taiwan, a analysé les courants qui composent la culture des jeunes de Taiwan. D'après ses recherches, dans les années 60, ceux qui écoutaient la musique occidentale étaient considérés par leurs camarades comme supérieurs et plus modernes, tandis que ceux qui préféraient les chansons chinoises passaient pour moins brillants. Ceux qui ne connaissaient que les chansons taiwanaises se retrouvaient au bas de l'échelle. Les étudiants à cette époque appréciaient tout ce qui était étranger, à l'exception de la nourriture.
Mais dans les années 70, après le retrait de la République de Chine de l'Organisation des Nations unies (ONU), des changements se firent jour dans les campus. Les étudiants commencèrent à lire des romans et des essais sur le pays dans lequel ils avaient grandi, et des groupes d'artistes professionnels, comme le Ballet de la porte des nuages ou la troupe d'opéra de Pékin de Kuo Hsiao-chuang, attirèrent littéralement des foules de jeunes admirateurs parce qu'ils utilisaient abondamment des thèmes de la tradition chinoise. De plus, des chansons écrites et chantées par les étudiants eux-mêmes devinrent de plus en plus populaires en créant le genre chanteurs de campus.
Cette évolution s'est poursuivie jusqu'à nos jours, mais les changements sont devenus de plus en plus complexes, se nourrissant aussi d'influences japonaises et occidentales. Néanmoins, les sociologues voient avec plaisir que les jeunes d'aujourd'hui apprécient toujours leur propre culture traditionnelle, même si la nourriture occidentale a réussi à trouver une bonne place sur le marché.
Il faut davantage que de la musique, des habits et des hamburgers pour transformer des assises culturelles. Mais il est clair que les valeurs bougent et il est encore difficile de dire au juste en cette fin des années 80 où va la jeunesse de Taiwan.■
Photographie de Lin Tien-fu.